vendredi 20 mars 2015

Variations de Lester Bangs



Lester Bangs & Co à Coney Island


    Allen Park, Michigan, USA, avril 1974 - Nous sommes tout un tas dans la Patinoire de Hockey d'Allen Park, arène suprême de ce patelin popote à regarder Bachman-Turner Overdrive faire la conquête de Cobo Hall tandis que la sueur émise par les ados se condense dans l'air, quand voilà que survient cette bande de types basanés aux nez rigolos, vêtus de paillettes et de strass, croisement improbable entre les Mille et Une Nuits et hé-man-jsuis-une-rock-star. Ils s'installent et commencent à jouer ce bizarre barattage tournoyant qui sonne comme "Jumpin' Jack Flash" avec de vrais morceaux de Joujouka dedans et, étant les vieux cyniques à lobes d'acier que nous sommes, nous nous retirons dans la loge de BTO pour écluser la bière de ces Mormons.  
    Et c'est là que, plus tard, je fais la connaissance des Variations, premier groupe de hard rock franco-marocain du monde. Ils sortent de leur concert pleins d'une gaieté nettement peu française, et se présentent tout à fait ingénument : "Salut, Lestère, je suis Alain Tobaly, voilà mon frère Marc, notre guitariste, ça c'est notre batteur Jacky Bitton, Jo Leb, qui chante, on adore l'Amérique et le rock, hé mec, t'aimes Fats Domino ?" La cerise sur le gâteau, c'est un type assez corpulent d'une quarantaine d'années, en trench-coat noir et petite moustache de maître d'hôtel genre trait de crayon ; c'est Maurice Meymon, principal maître queux du rythm'n'druze du groupe, à savoir que son oud (instrument marocain traditionnel un peu semblable à un luth en plus swinguant, popularisé ici par Ahmed-Abdul Malik) et son violon assurent le vrai bourdon arabe tourbillonnant qui est ce à quoi ils se réfèrent en appelant leur nouvel album Moroccan Roll, et ce qui leur donne la promesse d'être le premier groupe à porter le mariage de la musique orientale et du rock un vermicelle modal plus loin que le Velvet du temps de "Black Angel's Death song".
    C'est une bande hétéroclite de francaouis, excités comme des puces à l'idée de jouer dans ce puits à sueur de troisième ordre, et la star de l'heure est le bassiste Jacques "P'tit Pois" Grande. Il provoque des "aaargh !" à droite et à gauche en essayant de parler avec l'accent du Michigan, ce qui, sorti de son gosier français, évoque un Mexicain enrhumé tentant d'imiter Donald Duck. Mais le voilà préoccupé, ce qui n'est pas contre nature, de choses charnelles, m'importunant, me secouant presque par les épaules : "Ze groopeez, Lestère, wair are ze groopeez ?"
    Je temporise : " Écoute, mon gars, je n'ai pas à m'enquiquiner avec ce genre de merde. Ma copine est avec moi." Laquelle copine me jette un regard à clouer net un barracuda tandis que je conduis Jacques vers la cage aux mottes. Et il y en a bel et bien une pleine rangée contre le mur d'en face, assises sur des chaises de cafétéria, jambes croisées, fumant des cigarettes, jetant des regards approbateurs dans tous les sens comme autant de langues d'iguanes dans les forêts tropicales. Mais voilà qu'en route les yeux du pauvre Jacques s'accrochent à une des filles de Creem, d'allure très classique mais qui est accompagnée : "Ah ! Lezlee Brown, la supeeerbe Lezlee ! Je t'aime mais tu es avec un autre, qu'est-ce que je peux faire ?" Offrant son coeur en gémissant, bon dieu maintenant je comprends Charles Aznavour et aussi pourquoi ils ont perdu la guerre, mais j'essaie de lui expliquer, je l'attire dans un coin et lui dis juste au-dessus de l'oreille : " Écoute, mon gars, il y en a plein partout, alors vas-y pendant que tu en as l'occasion ! " "Oh non, j'aime Lezlee, mais elle ne m'aime pas, oh..." Leslie pouffe de rire, tout le monde dans la pièce est en plein tumulte, et je commence à adorer ces types.




    New York, mai 1974 - Je suis à New York pour l'ouverture de Mott The Hoople au Uris Theatre, à Broadway, et qui repéré-je dans le lobby, traînaillant au milieu des célébrités et des rock critics qui ont fui le concert de Queen, sinon les Variations ? C'est d'abord à Alain, le manager, de m'accueillir avec tant d'effusion que c'en est gênant : "Lester, mon ami, comment ça va, tu as l'air magnifique !" tout en me serrant dans ses bras et en m'embrassant presque en une démonstration chaleureuse bien de lui, qui attire et fait beaucoup rire les homos majoritaires dans l'assistance. Et l'important c'est que ça n'est pas du baratin, il est réellement heureux de me voir, comme les autres membres du groupe, on dirait une meute de Will Rogers francisés, ils sont si pleins d'excitation et d'affection sincère à la simple idée d'être en Amérique que les pauvres niais se baladent partout en étreignant tout le monde, ravis. Et si vous êtes jamais venus à New York, vous pouvez imaginer à quel point leur ingénuité peut paraître incongrue, et comment ils réussissent à charmer la presse rock et presque tous ceux qu'ils rencontrent. Je croise P'tit Pois (Jacques) et, bien qu'il ait à chaque bras une groupie modérément classe, les premiers mots sortis de sa bouche sont : "Est-ce que Lezlee Brown est là ?"


Portrait du rock critic aux yeux de merlan frit


     Paris, France, juillet 1974 - Bourré à l'absinthe, je suis au George V, l'un des hôtels les plus classieux du bled, m'étant frayé un chemin au-dessus de la Grande Mare pour surprendre sur leurs terres les Variations, qui sont désormais mes meilleurs amis, bien que je ne les aie toujours pas vus live, et que je n'aime guère leur nouvel album. Paris serait une cité super si on pouvait se débarrasser des gens, qui sont l'amas de bonnets de nuit le plus mort, glacé et pleurnichard que j'aie jamais vu de ma vie en un seul endroit. J'avais entendu parler de leur hostilité et de leur anti-américanisme légendaires, et j'espérais au moins voir s'agiter
une bouteille de vin au-dessus de ma tête, ou entendre "A bas la guerre au Vietnam, sale porc !" mais pas de chance. Au lieu de ça nous visitons tous les vieux bars mythiques de l'avant-garde, la Coupole, le Café de Flore, et ils sont pleins de types ternes et abattus qui passent leurs journées en discussions intenses et maussades sur les mérites comparés de Samuel Beckett et de Robbe-Grillet. Au Flore, je demande à Alain : "Comment ça se fait que tout le monde ait l'air si lugubre ?"
"C'est un bar gay, répond-il."
Je vois, tout s'explique, les vieux abreuvoirs de l'avant-garde se sont transformés en endroits où traînent de vieux pédés, sauf qu'il y a autre chose, c'est le sentiment de mornitude et de défaite étouffant, mélodramatique et typiquement français, qui vient du fait, entre autres raisons, qu'ils se la sont fait mettre dans le cul au cours des deux guerres mondiales successives. J'essaie de les agacer en hurlant "On est cernés par les beatniks !" ou "Y a-t-il un existentialiste dans la salle ?" Mais ça n'a servi à rien, ils sont tous restés assis là à mourir. J'ai commencé à m'interroger sur l'apparente contradiction entre la flamboyance généreuse de tous les membres des Variations et la misère suffocante, prétentieuse, ostentatoire qui nous entourait, mais la réponse tient peut-être au fait que les Variations sont des hybrides, des nomades, voire des gitans. Ils sont venus de la Méditerranée depuis leur Maroc natal, et ils ont été le premier groupe de rock à mettre un terme à la mainmise sur les charts français des ballades traditionnelles, entre sublime et ridicule, ou des imitations d'Elvis de troisième ordre comme Johnny Hallyday.
    Devenus célèbres pratiquement du jour au lendemain, ils ont donné aux mômes de France quelque chose à quoi se rallier, en plus de toutes les miettes d'Amérique dont ils peuvent s'emparer. Et croyez-moi, ils courent après ! Par exemple, saviez-vous qu'en France il existe un fan club Robot A. Hull (note : rédacteur à Creem) ? Mais oui, et je vais même jusqu'à m'arracher à l'absinthe pour me rendre dans une boutique de disques nommée Open Market, où on vend des trucs du genre pirates des Flamin' Groovies (cultissime là-bas), de Lou Reed (représenté avec des crocs sur la pochette), et d'une jam atroce entre Jimi Hendrix, Johnny Winter et Jim Morrison, qui ne chantait pas mais jouait de la batterie (la couverture est un classique : un crâne à la Grateful Dead, mais avec une moumoute hendrixienne, et sur la pochette, en bas à gauche, une tache de vrai sang sur chaque exemplaire !). La même boutique propose également de grosses piles de vieux numéros écornés de Creem, sans aucun doute vendus à des prix astronomiques, et la clientèle de cet établissement, comme de beaucoup d'autres du même genre, se compose d'adolescents underground qui se surnomment les Ponques, et font des choses telles que porter de grosses vestes en cuir noir, écouter de vieux albums du MC5 et lire Creem.



    C'est de ce miasme de croisements que les Variations ont émergé comme un phare impétueux, premiers flashes d'orgueil national en jeu dans le rêve rock, et c'est à l'Olympia, palace parisien du sordide, que j'ai enfin l'occasion de les voir faire leur truc. Je suis plein d'impatience et plus que prêt à voir couler un peu de sang, connaissant le légendaire hooliganisme des audiences parisiennes, qui aiment peut-être le rock, mais uniquement à titre accessoire pendant qu'elles saccagent les lieux. Les Variations en sont un peu choqués, étant des partisans de la musique pure. Comme le dit Marc : " J'adore le public en Amérique, il comprend la musique beaucoup plus qu'en France. Ici, quand tu joues, ils comprennent que dalle, ils sont venus là pour s'éclater, mais pas dans le bon sens du terme, simplement pour se briser des canettes de bière sur le crâne. Quand tu leur donnes le rythme tout va bien, mais tu ne peux rien jouer de doux ou des trucs comme ça, mais en Amérique on peut leur faire comprendre parce qu'ils sont plus cultivés musicalement."
 Les Variations leur donnent donc le rythme, Jo Leb hurle quelque chose du genre : "Je suis un singer dans un rock'n'roll band", court jusqu'à l'avant-scène puis repart en arrière. Marc évite avec soin tout ce qui est doux, moulinant des riffs qui me rappellent le genre d'échange entre Fred Smith et Wayne Kramer au sein du vieux MC5. Maurice se contente de rester là, immobile, très digne et quelque peu distant, comme il convient à son âge, tirant de son violon, à grands coups d'archet, une bande sonore pour danseuse du ventre en plein tortillement qui, on ne sait trop comment, s'adapte aux riffs stoniens de base du groupe, de la même manière que le bouzin de Roxy Music parvenait à accoupler le côté caniveau du Velvet et des sonorités euroclassiques, sans passer pour le fils bâtard idiot de Van Der Graaf Generator . Et les mômes hurlent et trépignent comme si c'était écrit dans le scenario.




    Au cours des mois qui ont suivi, les Variations ont sorti un nouvel album, un peu conceptuel (Jacques explique que c'est quand "toutes les chansons se suivent... pas de break... un peu comme Tommy"), que Marc appelle "notre autobiographie, notre jeunesse au Maroc, comment nous avons grandi en France, comment nous sommes allés en Amérique et vers le rock". Il y a eu aussi des changements de personnel, avec l'addition du claviériste Jim Morris, tandis que Jo Leb (qui m'avait dit l'année dernière : "Je ne veux pas être la star, je ne suis que le chanteur. En France les gens tenteront de te dire : "Tu es débile. Je peux faire de toi une star en six mois, si tu quittes ce groupe", mais je leur réponds d'aller se faire foutre, je ne veux pas faire partie de leur système") est parti enregistrer un album solo et tourner un film avec Catherine Deneuve. Il est remplacé par Robert Fitoussi, nom fort connu du show-biz français, né en Afrique du Nord comme le reste du groupe, qui a chanté sur Earth, l'album de Vangelis Papathanassiou, claviériste de Yes ; il a eu aussi une flopée de hits mondiaux sous son propre nom, dont "Superman Superman", n°1 au Brésil. Mais en définitive, ce ne sont pas les personnalités, ou les gimmicks musicaux (concept albums, vibrations Casbah lourdement mises en avant, etc.) qui les rendront chers aux mioches américains : c'est le même genre d'excitation pleine d'aisance qui plaît aux critiques, et qu'un groupe comme Bachman-Turner Overdrive possède aussi : c'est peut-être leur ingénuité qui les fera sortir du lot.




Lester Bangs, Killers francaouis dans un blitz transatlantique : un chronologue franco-américain
-starring les Variations-
in Fêtes sanglantes et mauvais goût, ed. Tristram, 2005,
publié originalement dans Creem, février 1975.



Nota : A signaler, pour les amoureux de Lester Bangs qu'on trouve sur la toile l'intégrale de son album avec Birdland (featuring Mickey Leigh, frère de Joey Ramone), quelques morceaux avec les Delinquents, un single Let It Blurt référencé ici, ainsi qu'une rarissime "jam atroce" avec son pote Peter Laughner ( Rocket from the Tombs, Pere Ubu) et quelques bouts d'interviews.
    Pour les bouquins, en français, ça se passe chez Tristram :






8 commentaires:

  1. Hostia !
    Grand merci de rappeler l'existence des Rocket from the Tombs.
    Un des groupes les plus noirs et désespéré de cette décennie 70, goûtez-y voir .
    Et après ça, ces jeunes gens sont allé monter qui PereUbu, qui les Dead Boys.
    Admirables !

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    1. Ouais, Laughner s'est assez vite fait tèj de Pere Ubu, si je ne m'abuse : addictions diverses... Bon après mort à 24 ans, difficile de faire carrière...
      Lestère lui rendit hommage dans un article qu'on peut retrouver dans Psychotic Reactions.
      Les "jams sessions atroces" en lien sont plutôt sacrément sympathiques, jette-z-y une oreille.

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    2. A la même époque, y avait ça aussi :
      http://chillsandfever.fr/les-abranis-athedjaladde-1973/

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    3. Merci pour le lien vers ce chouette papier l'anonyme.
      Pensez à ramener votre blase la prochaine fois.
      See you.

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  2. Rencontre au sommet :
    http://www.oth-legroupe.net/IMG/jpg/foto125.jpg

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    1. C'est tout de même pas James Brown ????
      Jules

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    2. Jo Leb avec OTH, pris en bœuf au Rose Bonbon.

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  3. Ah ! Et puisqu'on causait de la photo de Mac Orlan ( article du 3 avril 2015) j'ai fait quelques recherches sur celle de ci-dessus.
    La photo est de 1978, publiée dans le fanzine Mutant Monster Beach Party.
    La fille à droite de Lester Bangs jouait dans The Slander.
    La fille à gauche était connue comme Johnnie The shark woman.
    Les autres sont anonymes.
    (trouvé sur un interview de Debbie Harry dans Mojo, mai 2014.

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