dimanche 4 octobre 2015

Marcel Aymé, les chansons et les faits divers


Le camarade Wroblewski nous communique :
Je suis tombés sur deux articles de Marcel Aymé en annexe de ses romans dans
la Pleïade (...) 
Ces deux articles n'ont rien de transcendant, mais ils sont amusants, ont un charme désuet (tout en gardant une grande part d'actualité : par exemple la chanson crétinisante qui n'a cessé de proliférer jusqu'à nos jours, avec des moyens bien supérieurs à la TSF et au cinéma), et surtout ils évoquent des personnages déjà entendus sur DLHT : Béranger, Marianne Oswald*, et puis un certain Jules, un certain Octave, un certain Raymond... des poteaux quoi.

 En ce qui concerne le père Marcel, on se contentera de rajouter cette anecdote :
à un président de la République voulant lui remettre la Légion d'honneur, il écrivit : « Je vous laisse à vos plaisirs élyséens. Votre Légion d'honneur, vous pouvez vous la carrer dans le train. »

CHANSONS
Notre siècle est décidément celui de l'image (...), la chanson n'illustre plus, comme autrefois, les grands faits divers. 
Avant les perfectionnements du cinéma et de la reproduction phonographique, il n'y avait pas de crime un peu important, d'escroquerie de haut vol, qui ne fussent mis en couplet. Le drame de Chatou, les chèques de Panama, le coffre-fort de Thérèse Humbert et tant d'autres affaires excitèrent, à l'époque la verve satirique ou l'imagination des chansonniers. Pour ma part, je me souviens d'avoir entendu célébrer, sur l'air de La valse brune, les exploits de Bonnot, Garnier, Raymond la science et les autres :
La terrible bande
Laisse un frisson de légende
Et tout Paris se demande... 
Mais j'ai oublié la suite qui valait peut-être mieux que le début.Comme on le voit, ces rimes étaient confortables et le ton des premiers vers à la hauteur de l'épopée. Le temps avait probablement manqué pour composer une mélodie originale et on avait adapté les paroles à un air connu.
c'est que le public d'alors était exigeant, il le pressait de pouvoir fredonner son indignation ou sa pitié. Un beau crime, un beau scandale qui ne fussent pas accompagnés d'un refrain étaient, pour lui, comme une cérémonie sans Marseillaise.
Concert du Bonnot's Band, 1911

La vérité, ou ce qui en tient lieu habituellement ne lui suffisait pas, il voulait pouvoir en disposer à tout instant. La chanson comblait précisément ce qui reste vacant aujourd'hui.
elle est, en effet, un moyen d'information beaucoup plus sûr que la presse et la TSF. Les journaux renseignent avec plus d'abondance mais ils ne sollicitent guère la réflexion que dans l'instant où on les lit. La chanson a sur eux cet avantage d'être toujours présente à la mémoire, ou au moins disponible.
Elle résume encore un événement deux ans après qu'il s'est produit et, dans les meilleurs cas, en restitue l'atmosphère. La complainte de Fualdès en est un exemple fameux : elle a permis que le souvenir d'un assassinat crapuleux mais, après tout assez banal, traverse tout un siècle.

Le proverbe qui dit qu'en France tout finit par des chansons est une ânerie, comme la plupart des proverbes. 
Au temps où il avait cours, les chansons empêchaient, au contraire, l'oubli de se faire trop vite sur une affaire scandaleuse.
La presse n'osait pas étouffer un scandale avec une discrétion trop précipitée alors que le public en avait encore les échos en écoutant les chanteurs de rues ; les consciences mal assurées sentaient une certaine résistance, d'ailleurs illusoire, chez les naïfs qui reprenaient au refrain et la tentation de les plumer était moins pressante. Le fait est qu'à l'époque où on chantai encore, les grands krachs étaient plus espacés qu'aujourd'hui. Ainsi, la chanson, en dépit d'une injuste réputation de légèreté fut-elle comme l'auxiliaire de la vertu.

Une chanson d'Eugène Pottier par Trois Lignes de Bling  

Le grand Krach. 

Elle était même bien souvent, au lieu d'une fin, un commencement. Au cours du XIXème siècle, la chanson a joué un rôle de premier ordre dans l'avènement et la débâcle de divers régimes qui se sont suc cédés en France. Les couplets de Béranger ont eu plus d'efficacité que les discours les plus habiles et c'est une mauvaise chanson qui a contribué à pousser Napoléon III à la présidence de la république. Et peut-être qu'à l'occasion de l'affaire Stavisky, un couplet habile et violent, chanté sur un air endiablé, aurait réussi à émouvoir l'opinion publique. Mais c'est bien improbable et d'ailleurs, le public est lui-même trop compromis dans cette saleté pour qu'une chanson lui rende le sentiment de la pudeur. et puis la chanson est morte et enterrée.
Chanson de Paul Burani et Antonin Louis (interprétée par Francesca Soleville) célébrant la chute de Napoléon III

Pourtant, il existe bien des chansonniers qui chantent dans les cabarets, sur la scène des petits théâtres spécialisés. Ils ne se font pas même faute de chansonner l'actualité et certains savent être mordants.
Malheureusement, ils font trop de bons mots qui sont difficilement transportables ; leurs saillies n'intéressent qu'un public restreint. Il leur manque la simplicité, la conviction naïve qui assuraient autrefois le succès des refrains populaires. Les chansons qui charmaient les foules avant la guerre ressemblaient beaucoup à des images d'Épinal, elles avaient les mêmes couleurs franches, un peu criardes. Les paroles étaient banales, souvent maladroites mais l'intention était sûre et le public avait beaucoup de bonne volonté. 
Il en a encore, la preuve en est qu'il accueille avec faveur les romances d'amour. Hélas ! Pauvres romances, triste sirop de cinéma ! Quand on pense que c'est avec ça que les mères bercent aujourd'hui leurs marmots, on se demande à quel degré d'abrutissement sera réduite la génération 1950. On voudrait croire que ces fadaises passeront de mode. Malheureusement, elles ont des moyens de s'imposer qui leur assurent à peu près l'impunité.
Ce sont le cinéma parlant, le phonographe et la radiophonie qui leur ont permis de concurrencer la chanson populaire et d'en venir finalement à bout. On ne peut rien contre ces puissances, il n'y a qu'à reprendre au refrain.   

* Pour Marianne Oswald, on publiera très prochainement l'autre article.
Comme l'indique l'allusion brûlante à Stavisky, cet article est daté du 24 janvier 1934. 

2 commentaires:

  1. Si je vous ai fourni la matière brute, vous l'avez polie jusqu'à en faire un bijou d'article. Merci et bravo pour l'effort, ça a dû être long à recopier ! A ce sujet je me permets de vous signaler une petite coquille mais qui change le sens du propos : au deuxième paragraphe on lit sur le blog : "Avec les perfectionnements". L'article dit en réalité : "Avant les perfectionnements".

    RépondreSupprimer
  2. Au niveau coquilles, c'est pas Jules que je devrais m'appeler, mais Bernard l'Hermite.
    Merci à toi.
    Jules

    RépondreSupprimer